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Contre les menteurs...

Envoyé par GDMONTAIGNE en date du 06 juin 2001 à 23h56
Montaigne réfléchit sur la figure du courtisan à l'intérieur de l'essai I,9, intitulé Des menteurs. Les courtisans ne disent pas la vérité, mais ce qui peut aider à leurs "affaires", qu'il s'agit de faire avancer. "Ils font profession de ne former autrement leur parole, que selon qu'il sert aux affaires qu'ils négotient"(36b). Leur parole, commandée par leur intérêt personnel, se fait l'esclave des rapports de force contingents et des circonstances : c'est un jeu périlleux, puisque les circonstances sont variables et les rapports de force, muables. Le courtisan accepte d'asservir sa conscience et sa parole à ses intérêts. Le courtisan n'est plus cet homme de la Renaissance italienne, dont Castiglione a dressé le portrait idéal dans Il libro del Corteggiano, (Venise, 1528) livre que Montaigne avait lu, comme tous ses contemporains ; le courtisan est un ambitieux prêt à parler contre la vérité et contre sa conscience pour plaire aux tyrans. C'est à mon avis du souvenir de la fin du Discours qu'est issue cette figure négative du courtisan-menteur. La Boétie, plus que le tyran lui-même, dénonce "ces perdus et abandonnés de Dieu et des hommes sont contents d'endurer du mal pour en faire"(GF, 164). La Boétie a très bien vu quels ressorts psychologiques, que nous qualifierions de sado-masochistes, poussent certains hommes à se soumettre au tyran, à "coquiner et à mendier ses faveurs"(ibid.), se servant de quelques miettes du pouvoir pour faire souffrir à leur tour. Le souvenir de La Boétie expliquerait ainsi l'une des phrases les plus surprenantes que l'on trouve sous la plume de Montaigne : "En vérité, le mentir est un maudit vice (...). Si nous en connaissions l'horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu plus justement que d'autres crimes."(I,9,36).

On s'étonne que Montaigne, que l'on considère à bon droit comme un penseur de la tolérance, ait pu recommander les menteurs au bûcher. Ne s'agit-il pas d'un emportement passager, d'une provocation rhétorique ? Le mensonge n'est-il pas un vice très répandu, n'est-il pas dans certaines circonstances nécessaire ? Le feu n'est-il pas une peine exagérée, car comment être sûr, la plupart du temps, quelqu'un ment avec la volonté de tromper ? Montaigne n'a-t-il pas écrit lui-même que c'était une conduite bien légère, de faire brûler des gens pour des opinions, dont nous ne pouvons connaître avec certitude la fausseté ? Mais si Montaigne fait du mensonge le vice le plus grave pour la société, c'est qu'il a parfaitement compris comment se développe la servitude dans une société.




Le mensonge fait le jeu des tyrans et propage le phénomène de la servitude dans la société. La Boétie a démontré dans le Discours que ce ne sont pas les armes qui font le pouvoir du tyran (162). Ce sont les ambitieux qui se mettent au service du tyran, pour bénéficier de quelques faveurs et sous-faveurs précaires, pour jouir des miettes du pouvoir. Ils développent un discours public qui vise à faire croire au peuple qu'il retirera beaucoup d'avantages de la tyrannie.


Les faux discours voilent la liberté originaire de l'homme.Montaigne reconnaît que ses opinions sont variables, que les individus changent au gré des circonstances, que "l'air même et la sérénité du ciel nous apporte quelque mutation" (II,12,564). Les moeurs de l'homme sont si "essorées et vagabondes", qu'il semble impossible de lui attribuer une identité (III,13,1077). L'instabilité du courtisan est tout à fait conforme au portrait que Montaigne dresse de lui-même et de l'homme en général. Comment expliquer alors l'hostilité fondamentale de Montaigne au courtisan ? Le courtisan dont il est question n'est pas l'homme toujours agréable à fréquenter dont Castiglione a dressé le portrait idéal. Le courtisan désigne ici l'ambitieux, prêt à parler contre sa conscience, pour mieux servir ses intérêts. En son temps, Montaigne avait sans doute été frappé par la fulgurante ascension sociale de certains courtisans à la cour du Roi. La toute-puissance dont jouissaient à la cour d'Henri III les mignons du roi (Du Guast, Epernon, Quélus, etc.) faisait scandale, tant dans les rangs de la noblesse de sang que dans ceux de la noblesse de robe. Ces courtisans font figure de parvenus. Mais surtout, le courtisan est une menace pour la liberté de tous. "L'homme non véridique est esclave" écrit Marcel Conche. Non seulement il s'asservit aux circonstances, mais il asservit autrui en se proposant de servir ses vices. Puisque le lien entre individus repose essentiellement sur la parole, le mensonge constitue une menace pour le lien social et la liberté politique (I,9,31), comme l'a magistralement démontré La Boétie.


On pourrait commenter ce passage et quelques autres en termes platoniciens, de manière à voir dans les courtisans de nouveaux sophistes, et dans Montaigne le nouveau Socrate, amoureux de la seule vérité. Mais les temps ont changé : il n'est plus question d'éducation politique des jeunes gens, ni d'orientation de l'âme vers la vérité. L'inspirateur de ces passages des Essais n'est pas Platon, mais La Boétie. Il est question chez Montaigne du rapport d'individu à individu qui doit fonder la société moderne. Montaigne affirme qu'une société n'est acceptable (il l'a refusée en son temps) qu'à la condition de permettre l'exercice du jugement et la liberté de parole. Si l'individu est contraint d'accepter les rapports de force en silence, ou essaie de tirer parti du rapport de force existant en agissant contre sa conscience, alors il perd son identité morale d'individu. Mais il semble que chez Montaigne, le rapport qu'entretient l'individu avec la société se soit compliqué.
De mensonge en mensonge, et à coup de démissions morales individuelles, la servitude se propage dans toute la société, elle devient la servitude volontaire d'un peuple tout entier. La Boétie vise à provoquer un sursaut moral de chacun contre la tyrannie. Si chaque individu désire sa liberté et s'insurge contre le tyran, la société devient ipso facto une société libre. Montaigne partage certes le refus du mensonge et de la violence, mais les Essais ne visent à lui donner une dimension collective. "Le bien public requiert qu'on trahisse et qu'on mente et qu'on massacre; résignons cette commission à gens plus obéissants et plus souples"(III,1,791). L'enthousiasme du Discours n'est pas concevable dans les Essais, où Montaigne affirme qu'il parle de lui, sans vouloir faire la leçon de morale aux autres, ou bouleverser la société. "La société publique n'a que faire de nos pensées"(1,23,118). Pour Montaigne, qui contredit en cela directement La Boétie, la société n'est pas un individu moral, qui pourrait tirer profit de nos discours privés. Un discours privé s'adresse à un individu privé : celui-ci, qui doit d'abord se conformer aux usages en vigueur autour de lui (I,23;I,26) pourra en certaines occasions exceptionnelles refuser personnellement de faire le mal, sachant que d'autres le feront, et se retirer du jeu. Certes, si chacun refusait de mentir et de massacrer, comme La Boétie le voulait, il n'y aurait plus de mal; mais aux yeux de Montaigne, de même que les passions sont constitutives de l'homme, le mal sous ses diverses formes est constitutif de la société. (III,1,791). Montaigne en arrive à légitimer le mensonge et la violence, comme socialement nécessaires, bien qu'il refuse, en tant qu'individu, d'y participer. La société n'est plus une simple addition des individus, comme chez La Boétie, elle a sa propre physionomie.
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