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Je l'aimerai toujours...

Envoyé par GDMANIMA en date du 22 mai 2001 à 14h49
"Ce que j'ai aimé, quoique je l'aie toujours perdu, je l'aimerai toujours". On ne sait comment se termine au juste l'histoire d'amour que narre Vie secrète, ni si elle a pris fin. Mais au terme du livre, l'amour est porté dans l'adieu, en des pages magnifiques qui sont une célébration de celui-ci et une rédemption de la mélancolie, miraculeusement définie, dans une formule qui peut évoquer les mystiques, comme "la joie dont on peut mourir dans la retrouvaille imprévisible."

Barthes écrivait :"Dans la langueur amoureuse, quelque chose s'en va, sans fin; c'est comme si le désir n'était rien d'autre que cette hémorragie". Et Quignard, au début de son livre: "Je sentais dans le rythme de mon propre sang une perte totale, infinie, douce, inexorable et rythmique qui lui était retirée. C'était une espèce d'hémorragie interne du ciel lui-même dégorgeant sur les eaux." A ce stade, "l'hémorragie interne" n'est encore qu'une image, projetée sur le paysage. Mais au début des pages sur l'adieu, l'auteur évoque le grave accident somatique qu'il connut au début de l'année 1997, je n'en parle que parce qu'il en parle lui-même. La perte de sang fait-elle symptôme des risques du voyage, et du mal d'amour? Quignard dit ailleurs dans le livre, non sans humour: je suis un thon, je suis comme ce poisson qui déconcertait tant les Anciens parce qu'il saignait, mais on pouvait pour cela l'offrir aux dieux en sacrifice.

Ayant cru mourir, Quignard apprit le regard intense de l'adieu, celui qui fixe le monde pour la dernière fois. Mais ce regard est celui de l'amour même: "Je pense qu'il y a dans l'adieu une expérience propre à l'amour", "je pose qu'on peut regarder pour la dernière fois le monde même si on survit à ce regard". De ce sentiment de l'adieu, Quignard dit qu'il est la seule désidération véritable.

"L'adieu est sans tristesse. L'adieu est la séparation qui survient (...) L'imminence n'est ni heureuse ni malheureuse; c'est le point extatique de dislocation", écrit Quignard. Il écrit aussi, bouleversant de justesse et de simplicité: "Que deviennent les choses après l'adieu? Elles deviennent le temps qui passe", et encore ceci: "Il faut y consentir: l'adieu émerveillant est une des plus grandes joies de ce monde. Là où le désir se fascine, là n'est pas exactement le monde ni le réel. L'impression de réalité qui se fait jour alors est presque miraculeuse et complètement noire." C'est une épiphanie. C'est le lyrisme même. A ce point, dans cette lumière du jamais-plus, de la dernière fois, Quignard m'est infiniment proche. Car l'adieu, plus qu'un sentiment, est bien plutôt une lumière, et la plus vive, sur fond de mortalité: "C'est l'adieu qui fait le fond de la beauté. Si ce fond a une lumière, l'adieu a une lumière. La lumière de onze heures." On peut penser à Rilke et à son amour de la chose éphémère, célébrée, glorifiée en son immanence, dans l'épiphanie qui la rend visible-invisible - lire ces vers de la Neuvième élégie :



"Une fois chaque chose, seulement une fois.

Une fois et jamais plus. Et nous aussi

une fois. Jamais plus.


LA PASSION SELON QUIGNARD
par Martine Broda
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Pascal Quignard, Vie secrète, 470 p, Gallimard, 1998.
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http://www.maulpoix.net/quignard.htm
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