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«N'a pas le profil - Homosexuel».

Envoyé par GDMANIMATRAVAIL en date du 09 avril 2001 à 15h43
http://www.liberation.fr/travail/thema/spec991122/arta.html

Au bureau pour vivre gay, vivons cachés

Ce sont des réflexions dites pour rire mais qui virent facilement à l'offense. Apprenti chocolatier dans une boutique parisienne, Fabien a subi un an durant les bonnes blagues de son collègue: «Elle est où Fabienne?», «Elle fait quoi, la grande folle?» Le plus souvent, il laisse filer. «Je m'en fichais. On en rigolait. Mais à force, ces vannes m'ont piqué le moral. Un jour, mon collègue est allé trop loin. J'ai foncé sur lui, l'ai soulevé et enfermé dans l'énorme congélateur, en poussant le bouton jusqu'à -22. Il hurlait "laisse-moi sortir". Et moi je lui répondais "tant que tu n'auras pas dit pardon".»

Au travail, les blagues homophobes font partie de la vie du bureau, et l'homosexualité se vit le plus souvent cachée. A la télé, dans les magazines, dans la société, les gays et lesbiennes ont pourtant gagné en visibilité. De la dépénalisation de l'homosexualité en 1982 à l'adoption du Pacs cette année, le seuil de tolérance s'est relevé. Mais le monde de l'entreprise semble étanche à ce mouvement. Quel grand ou petit patron s'aventurerait à dire qu'il est homosexuel? Aux Etats-Unis, le vice-président de la banque d'affaires Merrill Lynch n'hésite pas à inciter les étudiants d'Harvard à vivre librement leur sexualité (lire p. V). En France, l'homosexualité est quasi invisible au bureau. Elle relève largement du tabou. Les inspecteurs du travail rencontrent très rarement de discriminations liées à l'homosexualité, les prud'hommes jugent peu d'affaires. Aucun chiffre, aucune enquête ne cerne l'étendue des discriminations (1). Ce n'est que par hasard ou par le biais de l'anonymat que remonte la violence homophobe. Ligne d'écoute anonyme, SOS-Homophobie reçoit régulièrement des appels concernant la vie au bureau. «Il s'agit souvent de personnes insultées par leurs patrons ou leurs collègues, dit Christine Le Doaré, présidente de SOS-Homophobie. Certaines sont même brutalisées. Mais l'homophobie au travail, c'est aussi: du chantage, une carrière freinée, des promotions refusées et bien sûr des licenciements.»

Dans la salle de repos d'une grande entreprise, un agent d'accueil a récemment été agressé par un de ses collègues. Injures, coups, il lui reprochait de dégrader l'image de l'entreprise auprès de la clientèle. Mais le pire est venu de la hiérarchie. Le directeur du personnel a fait comprendre à l'agent que son orientation sexuelle posait un problème dans le service et l'a convoqué à un entretien préalable au licenciement.

Par hasard, la Cnil (Commission nationale informatique et libertés) est tombée, elle, sur un cas de discrimination à l'embauche dans un laboratoire à Neuilly. Sur un fichier concernant un des candidats, était écrit: «N'a pas le profil - Homosexuel». Une enquête judiciaire a été ouverte en juillet. Un cas assez rare. Car, si le code du travail défend les victimes, la loi est rarement utilisée. Les faits sont délicats à prouver, les victimes n'osent attaquer, de peur de dévoiler leur homosexualité (lire p. IV).

Peur de la différence. «Dans les entreprises, l'injonction hétérosexuelle est permanente, souligne Didier Eribon, auteur de Réflexions sur la question gay (2). Toutes les conversations sont façonnées par l'évidence de l'hétérosexualité. On n'imagine même pas que les gens peuvent être autre chose.» Ceux qui se font injurier se taisent le plus souvent. Ceux qui n'ont pas de vacances avec enfants à raconter gardent le silence. «Le travail est le dernier lieu où les gens peuvent être eux-mêmes, souligne Christine Le Doaré. Il y a de tels enjeux, notamment la peur de perdre son emploi, que chacun préfère avancer masqué. C'est la jungle pour tous, encore plus pour les homosexuels.» Car l'entreprise, comme la société en général, n'aime pas trop ce qui diffère, menace sa cohésion. «Sur le lieu de travail, les stratégies collectives de défense sont centrées autour de la virilité. Elles ont été créées par des hommes et pour des hommes. L'homosexualité déstabilise cette défense», explique Christophe Dejours, psychiatre, directeur du laboratoire de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers. On s'en protège donc, en dénonçant «les pédés, les gonzesses, tous ceux qui n'en ont pas».

Douce schizophrénie. Révéler son identité, c'est prendre un risque que peu osent assumer. Gays et lesbiennes se protègent en travestissant leur vie privée: ils féminisent ou masculinisent le prénom de la personne aimée, s'inventent une copine, un petit ami. Secret et dissimulation dictent les comportements, avec le sentiment parfois cuisant de se mentir à soi et aux autres. «Ils ont l'impression d'être divisés en deux, souligne Réné-Paul Leraton, coordinateur de la ligne d'écoute Azur (3). Cette douce schizophrénie leur est de plus en plus insupportable.»

Pour la fuir, de nombreux homosexuels se réfugient, loin des petites villes et des PME, dans des sphères plus tolérantes comme la culture, la communication, le secteur des indépendants, certaines grandes entreprises. «A mon travail, tout le monde sait que je suis lesbienne, et tout le monde s'en fiche», explique cette chargée de communication à Paris.

En rendant plus visible l'homosexualité, l'adoption du Pacs devrait ouvrir la voie dans les entreprises. «Au-delà de la reconnaissance des couples homosexuels, relève Didier Eribon, le débat autour de la loi a eu le grand mérite de montrer que les homosexuels existent et sont présents dans la société. Cela peut être un membre de sa famille, un collègue de travail...»

Informer. Mais le Pacs a aussi révélé, à l'Assemblée comme dans les manifestations, la violence de l'homophobie. Des députés, tel François Léotard, et des associations ont demandé la création d'un délit d'incitation à la haine homophobe. Et une politique de prévention avec des campagnes de sensibilisation dans les écoles, les commissariats, les entreprises. La CGT s'est depuis peu emparé du sujet. En septembre, Robert Feuilloley a créé un groupe de travail: informer les militants, soutenir les victimes de discrimination, banaliser l'homosexualité. «L'intérêt de l'assumer là où c'est possible, souligne Christine Le Doaré, c'est d'obliger les autres à plus de réserve et de respect. Dans la banque où je travaille, nous sommes nombreux à être homosexuels. Pourtant, seul un petit quart ont osé le dire.» Pour lancer le mouvement, peut-être faudrait-il qu'une personnalité du monde économique se jette à l'eau, tel, un Philippe Meynard, jeune élu UDF, qui a rendu publique son homosexualité ? Ou, pourquoi pas, organiser, à l'image de la Gay Pride, une «Journée du coming out (4)» au bureau? .

CÉCILE DAUMAS

(1) L'homophobie dans la société n'est l'objet d'aucun rapport chiffré.

(2) Editions Fayard.

(3) Azur, ligne d'écoute et de soutien

(4) «Sortir du placard», révéler son homosexualité.
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