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Un coup de foudre

Envoyé par Lexilé en date du 12 décembre 2000 à 15h30
- On invite Caroline à ton souper samedi ! – m’annonce Sophie sans me consulter et tout en me tirant par le bras vers le bureau de recherche de la professeure Callotin. Cette éminente démographe y détenait une demi-douzaine d’esclaves pour dépouiller des registres paroissiaux utiles à ses recherches sur l’intervalle inter génésique chez les mères canadiennes de la première moitié du XVIIIe siècle. Passionnant, non ? En fait, je n'avais nullement le goût d'inviter Caroline à notre petit souper du Nouvel An, mais Sophie semblait bien déterminée à diluer les crises d'angoisse et les orages d'indignation trop prévisibles de deux de nos compères habituels, Bernard et Charline.

Sitôt que nous entrons dans le bureau de recherche baignant dans la pénombre pour faciliter la lecture des microfilms, Caroline se lève d'un bond et nous reçoit comme des sauveurs ! Pendant qu'elle nous bécote généreusement tout en dénonçant pour une xième fois sa condition de pauvre étudiante exploitée, j'observe derrière elle deux autres larbins agglutinés devant d'une vieille lectrice de microfilm sur laquelle ils s'arrachent les yeux. Mon regard se pose aussitôt sur une blonde nuque masculine reposant sur une superbe paire d’épaules que la voisine du charmant monsieur ne se gênait pas d'écraser de son généreux poitrail sous prétexte de déchiffrer le contenu d’un microfilm :

- Marie-Françoise Fro...ment, Frément.. non Paiment... Attends !... Fille de Jean Raimont. Non ! C’est Frémont... Wo! L'enfant de nannanne qu'il écrit mal... lance l'opulente en appuyant encore un peu plus son buste avantageux sur l'épaule de son voisin.
- C'est Paiment, y'a plusieurs familles de ce nom là dans la paroisse voisine. - lui dit le beau mec d’une voix superbe mais sans enthousiasme. Je dis beau mec car, dans la lumière blafarde de l’écran de la microfilmeuse, je venais d’entrevoir son doux profil, son nez droit et sa bouche à peine ourlée mais ornée d’une blonde moustache. Sophie m'avait déjà parlé d'un beau gars qui travaillait avec elle l'automne précédent - alors qu'elle était elle-même du nombre des esclaves de la Calottin. Elle m’avait même précisé que notre amie Caroline tentait désespérément de le séduire mais sans succès. Avais-je là sous mes yeux ce charmant Jean-François dont même Sophie, lesbienne de son état, savait apprécier le charme et la prestance ? Pendant que Caroline continuait de déballer des banalités que j’écoutais distraitement, je regarde Sophie et lui indique, d'un coup d’œil discret, le couple qui s’affairait toujours devant la lectrice de microfilm sans faire attention à notre entrée en scène.

- Hé! Ginette, Jean-François, toujours dans l'Île-Jésus ? leur lance Sophie avec son plus beau sourire dans la voix.
- Non, répond Ginette avec ironie - on a traversé à Terrebonne, pis on est tombé sur un curé qui travaille comme un vrai cochon. Il écrit encore plus mal que Caroline, c'est pour te dire !
- Connais-tu mon ami Martin ? lui dit Sophie en me présentant d’une main et en ouvrant de l’autre le plafonnier à néon du bureau.
- Oui, tu étais l'assistant de Flaminge au cours de Méthodologie historique - me dit la plantureuse en s’avançant vers moi et me tendant machinalement la main. Son beau compagnon de travail n'avait toujours pas dit un mot, ni même décrocher de son écran de microfilm devenu très difficile à lire sous la lumière crue des néons.
- Il fallait un certain courage pour travailler avec Falminge, lance-t-il soudain, prouvant ainsi qu’il suivait, sans le laisser voir, notre conversation. Il me regardait avec une petite moue un peu hésitante, ce qui lui donnait un charme fou.. J’en tremblais.

- Je ne me prononcerai qu’en présence de mon avocat, lui rétorquais-je, bêtement, en riant sans pouvoir quitter son léger sourire des yeux. J'étais totalement subjugué par la douceur de son long visage aux pommettes bien dessinées, les mèches blondes qui débordaient sur son front et surtout, surtout sa fine moustache, encore et pour toujours. Sans même avoir jeté un coup d’œil sur son physique général, j’étais conquis. Il aurait pu être ventru, manchot, boiteux, bossu, poilu comme un ours, son doux profil, me rappelant la photo de St-Denys-Garneau qui ornait ma chambre.




(source "http://www.franceweb.fr/poesie/st-denis.jpg")



Sa voix profonde et ses yeux bleu gris suscitaient en moi un léger, doux et inoubliable frisson qui prenait de plus en plus d’ampleur entre ma chair et ma peau. Rien à faire ! La foudre amoureuse, ça existe. Je l'ai encaissé de plein fouet ce jour là.

J’ai eu soudain l’envie irrépressible d'inviter ce ravissant Jean-François à mon souper du Nouvel An. 1983 avait déjà plus d’un mois, mais je n’avais pu tenir ma petite réunion amicale traditionnelle pour souligner la rentrée universitaire pour la session d’hiver. Le tout aurait dû avoir eu lieu le 7 janvier, mais le 6 au matin, mon bon grand-père avait décidé d'en finir avec une vie longue et turbulente. J’avais donc du remettre encore plus tard qu’à l’habitude nos réjouissances estudiantines. Je voyais maintenant là un heureux coup du sort qui me permettrait peut-être d’établir contact avec un charmant monsieur, fort populaire auprès de ces dames, mais chez qui, dès le premier coup d’œil, je devinais - ou j’espérais - une fragilité… une certaine ambiguïté… ou une quelconque inconsistance dans… disons, sa condition masculine ! Sans plus réfléchir et sans consulter Sophie, je lance une invitation à Caroline et à ses deux collègues.

- Samedi, on fête le Nouvel An chez-moi ; voulez-vous vous joindre à nous ? Y'aura moi, Sophie, Bernard Desjardins, Charline Lavoie, Huguette Jetté et vous trois. Ce serait super, vous connaissez tout le monde déjà.
- Super ! enchaîne Caroline en prenant le beau Jean-François par le bras... Tu vas venir ! On va avoir du fun...
- Moi, je peux pas, j'ai un party de famille, le 50ième de mes grands-parents ! nous annonce Ginette, l'air piteux. Je parviens à peine à contenir un petit sourire de satisfaction, mais Jean-François semblait hésiter sérieusement. Finalement, il avoue n'avoir rien de planifier pour ce samedi soir et Caroline conclue l’affaire en lui disant qu’il ne peut pas refuser de l’accompagner. Je l’aurais étripée, la gueuse, mais je me suis simplement contenté de leur donner les détails pour se rendre chez moi.
- Vous vous amenez pour 18h30 avec une bouteille de vin rouge au 3210A Préfontaine, au troisième, en haut à gauche. Métro Prétontaine, naturelly ! C'est à deux minutes de la station.
- On va y aller ensemble, ajoute Caroline le sourire aux lèvres. Elle n’avait apparemment pas du tout renoncé à l’idée de mettre ce beau brummell dans son lit, si je me fiais à son sourire et à l’espoir qui résonnait dans sa voix.

Il me faut reconnaître qu’elle avait une bonne longueur d'avance sur moi. Primo, elle travaillait avec lui depuis septembre ; secundo, il était normal qu'une donzelle puisse faire publiquement du plat à un aussi délicieux damoiseau. Je ne m'avouais pas vaincu pour autant, mais il me fallait pour le moins entrer dans la joute, ne serait-ce que pour vérifier si mon homme-foudre marchait à voile ou à vapeur. Et ça, ce n'était pas évident à réaliser puisque moi-même j’avais encore du mal à cette époque à afficher mes propres couleurs ouvertement. J’étais en fait moi-même à peine sorti du placard.

Sitôt éloignés de la salle des tortures de Mme Callotin, je demande à Sophie s'il s'agit bien du garçon que Caroline tentait désespérément de séduire.
- Oui, c'est lui, mais je pense qu'elle perd son temps.. il est pas...
- Pas ?
- Branché… pas très clair en fait, trop bon gars pour être straight.
- Comme si tous les straights étaient d’une limpidité empreinte de méchanceté…
- Bein non, mais les straights se gênent pas pour parler de leurs conquêtes féminines, pour cruiser ou annoncer ses préférences. Lui, c'est silence, même quand Miss Fraise entrait dans le bureau pour nous empester avec son gros parfum puant sortant de son décolleté provocant, y relevait même pas la tête. Sont rares les vrais mâles indifférents à Marie-France Brunelle…
- Je connais même des filles qui résisteraient pas, hein !!! lui dis-je en riant. Mais en fait, il est peut-être simplement allergique au parfum ou au genre poupounne !
- Bah! Tout est possible, mais il me semble plutôt à rien... ni pour elle, ni pour lui !
Je me suis retenu de partager avec elle mon émoi, ni surtout mes espérances à l'égard du beau Jean-François, par manque total de confiance en moi, mais aussi sans doute pour ne pas me faire dire que je courais vers un échec certain qui me ferait plus de mal que de bien. Sophie avait le chic pour mettre le doigt sur ce genre de piège. Mais je ne voulais surtout pas l’éviter.

Journal du 13 janvier 1983

« « Encore une fois la folie douce de l’amour me saisit et m’étreint. Depuis la rencontre de Jean-Marie, je n’avais jamais connu pareil excitation, pareil fol espoir et peur de déplaire. Jean-François que je n’ai vu qu’une fois dans ma vie, dont j’ignore quasiment tout si ce n’est qu’il est mince, blond, moustachu, renommé intelligent, qu’il émane de lui plein de douceur et de sagesse, ce même Jean-François envahit mon esprit, obnubile mes moindres gestes. Toute la soirée sera conçue en fonction de lui, pour lui. Inutilement. Sophie m’a prévenu qu’il ne viendrait sans doute pas, car son intérêt pour mon invitation lui a semblé plutôt froid. Caroline l’excusera sans doute et mon cœur s’effondrera comme un château d’Espagne.

Jean-Claude, Jean-Marie, Jean-François. Trois Jean, trois amours perdus ! Le premier m’a rejeté, le second doit s’exiler, le troisième ne peut que m’ignorer. Je ne sais même s’il s’intéresse aux hommes : je n’ai qu’un simple doute et beaucoup trop d’imagination. Chante Daniel Lavoie! Chante ma stupidité ! Vivement la vie, filons au large de nos angoisses d’aimer et d’être aimé, filons vers l’île. Qui sait qui m’y attend ? » »
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L’état d’ébriété dans lequel je me suis retrouvé le samedi suivant est indescriptible. J’étais saoul, saoul d’amour, saoul de désir, saoul de peur. Peur du rejet. Je m’épuisais dans les préparatifs, m’éparpillant encore plus qu’à l’habitude, entreprenant dix choses en même temps sans jamais en finir une avant d’en amorcer une nouvelle. J’avais honte de mon petit logis d’étudiant, mon mobilier de fortune, mes caisses de contre-plaqué que mon père avait bricolé pour mon salon et les coussins de jersey moussu que ma mère avait patiemment cousu pour compléter l’ensemble. Je regrettais les murs couverts de posters bon marché, ma cuisine de la belle époque, ma salle de bain miniature avec son affreux bain sur pattes, sans douche !

Jean-François habitait chacun de mes gestes, mais sans cesse je raisonnais ma folie : « Qui es-tu pour prétendre à son « désir » ?Un petit gros, déformé par les régimes minceur qui m’ont laissé les chairs molles, comme disait grand-mère, tout autour de ma taille. Pas d’épaules, pas de bras et un gros nez, gros comme la Terre chaque fois que j’aborde un homme qui m’intéresserait. Cette indubitable preuve de mon lignage paternel, source d’assurance de ma légitimité, mais oh! Combien difficile à assumer en situation de séduction ! Un nez royal, un nez Bourbon, un nez, un nez, comme Cyrano seul savait proclamer la grandeur, sans pourtant, lui-même oser l’imposer à l’objet aimé.

Le six-pâtes du Lac-St-Jean cuisait lentement au four, la table était coincée dans la cuisine entre le vieux lavabo, l’énorme "frigidaire" Roy et son magistral cousin , le beau poêle Bélanger. Une fois tous assis, personne ne pourrait bouger à part moi pour aller de la table au fourneau. Sophie se pointe pour m’aider dès 17h30. Elle s’informe de mon état d’âme, mais je refuse d’en parler. Je suis superstitieux. J’ai peur de nuire à mes chances en exprimant des attentes. Et puis les autres devraient arriver sous peu, y compris Huguette, notre éternelle retardataire, à qui j’avais donné rendez-vous dès 17h00 pour l’apéro, sachant qu’elle n’arriverait qu’à 18h00 selon sa trop prévisible habitude. Mais Sophie avait tout deviné, elle aussi selon son habitude. Elle me pris soudain par les épaules et me serra très fort tout contre elle.
- T’en fais pas, mon beau, il va venir ton beau Jean-François. Mais de grâce, fais-toé pas d’illusions, fais-toé pas d’idées. Laisse-le temps arranger les choses.

Sur l’entrefait, Huguette entre en coup de vent..
- Excusez-moé, j’m’excuse, chu encore en retard…
- Bein non! Huguette, t’es juste un peu en avance, les autres sont tous en retard.. lui dit Sophie, complice de mon petit calcul amical.
Huguette nous regarde un peu surprise, ébahie, mais toute souriante de satisfaction :
- Pour une fois que je vais voir les autres arriver en retard… oubliant qu’elle était attendue pour 17h00 alors que l’horloge indiquait à peine 17h45 lorsque Caroline et Jean-François firent leur entrée.

(à suivre)
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Soir d'espoir.

Envoyé par Lexilé en date du 13 décembre 2000 à 18h14 en réponse à Un coup de foudre (reçu de Lexilé le 12 décembre 2000 à 15h30).

Les bières et le Cinzano font aussi leur entrée. En moins de dix minutes tout le monde est là et se pourlèche les babines en humant l’odeur du six-pâtes qui bouillonne tout doucement dans le four. Charline prépare la vinaigrette qui accompagne sa salade, Bernard ouvre les bouteilles de vin que chacun à amener en faisant quelques commentaires pour bien étaler son savoir. Pour ma part, j’étais toujours très fébrile, un peu absent, secoué par la présence de Jean-François. Je n’en crois pas mes yeux ou presque. Vers 19h00, tout le monde s’installe à table et plus personne ne peut bouger si ce n’est pour se servir de ce qui se retrouve sur la table. Jean-François est assis à côté de moi, comme par hasard, mais avec Caroline à l’opposé…

La conversation s’engage et la bonne humeur est au rendez-vous, naturellement aidée par les bons vins rouges qui accompagnent la bouffe. Bernard se lance dans une de ses longues dénonciations de l’incompétence des profs d’histoire de l’Art de l’Université de Sherbrooke et nous raconte les pires moments de son bac, ce que Sophie s’empresse de confirmer, sans se gêner pour en rajouter, elle qui venait du même département. Charline s’informe du sujet de la thèse de Jean-François en démographie historique.
- La fécondité dans les familles artisanes de Montréal au XVIIIe siècle. Répond Jean-François avec un rien d’hésitation dans la voix. J’étais moi-même déjà terrorisé à l’idée que Charline commente la réponse avec une ironie mordante que nous lui connaissions. Étudiante au doctorat en histoire, elle avait la dent longue contre les sujets de recherche que se tapaient les étudiants de démographie historique.
- Ah ! C’est pas trop abstrait, pour une fois. Et que penses-tu démontrer ? Ont-ils une régime démographique vraiment différent des paysans ? Je sais que c’est le cas en France, en milieu urbain, mais ici, Montréal c’est un village au XVIIIe siècle. Je crains fort que tu perdes ton temps.
- Encore faut-il au moins vérifier, lui dis-je un peu agacé.
- Ouais ! me lance-t-elle en se tournant vers moi avec un regard qui voulait clairement dire : de quoi tu te mêles toi ?
J’étais près à mordre plutôt que de laisser mes bons amis mettre en pièces ce petit nouveau qui me tenait tant à cœur. La conversation s’oriente alors vers mon grand-père défunt que Sophie, Bernard et Charline connaissaient. Pour sa part, Caroline semblait plutôt morose. Elle souriait, commentait, mais n’initiait aucun échange. Je me promenais entre la table et le fourneau pour offrir une seconde tournée de six-pâtes et lorsque je revins m’asseoir, mon genou entra en contact avec la cuisse de Jean-François. Je n’ai pu retenir un sursaut, mais je persiste à maintenir le doux lien. J’en tremble. Jean-François ne réagit aucunement. Je décide de jouer le tout pour le tout et de caresser lentement la cuisse du bout de mon genou. Il ne bouge pas, aucune réaction. J’étais sidéré ! Jamais je n’avais osé faire une telle approche à quelqu’un dont j’ignorais l’intérêt pour ma petite personne. Je poursuivais mon petit stratagème, le souffle coupé, l’esprit chaviré, à la fois heureux et craintif. Allait-il couper court à mon stratagème ou maintenir le contact. Sa passivité me surprenait, me désolait, m’obligeait à douter du sens qu’il pouvait donner à cet attouchement.
Bernard avait amené le dessert et tout le monde doit se lever pour lui permettre de rejoindre le réfrigérateur où il a déposé le gâteau et son glaçage qu’il faut maintenant faire réchauffer sur le poêle. Au retour, Charline s’avance vers moi la bouche en cœur et déclare que c’est à son tour de s’installer à côté de son beau Martin. Jean-François se retrouve donc décaler d’une place et j’ai vraiment le goût de frapper Charline. Je lui offre pourtant mon plus beau sourire, mais il est on ne peut plus forcé et je n’ose protester, par peur de trahir mon attachement pour Jean-François.

La soirée se poursuivit au salon avec l’écoute de Fabienne Thibeault, Daniel Lavoie et Nicole Croisille qui, pour sa part, suscite une véritable crise d’hystérie chez les filles lorsqu’elles entendent les paroles de la chanson « Femme » : Nicole y déclare qu’elle ne peut être véritablement « femme » que lorsque son mec est près d’elle et la bouscule un peu…. La réaction ne m’étonne pas de Sophie, naturellement, mais les trois autres sont tout aussi virulentes à dénoncer la connerie du texte. Je m’empresse donc de leur faire entendre Ginette Reno et ses « Croissants de soleil » ou « J’ai besoin d’un ami » qui suscite encore l’exaspération, à mon grand plaisir. Jean-François s’en amuse tout comme moi, mais Bernard se range du côté des insurgées et nous rions un bon coup sans voir filer le temps, un peu plus engourdi par la prunelle de Bourgogne que j’avais réservé comme digestif. Soudain, Sophie souligne que le métro ferme ses portes dans les quinze prochaines minutes et que ceux qui restent pas dans le quartier, - tous sauf elle et moi- seraient mieux de s’y rendre le plus vite possible. Tout le monde se retrouve dans ma chambre pour trier les vêtements déposés pêle-mêle sur le lit. Charline, passablement sonnée, m’agresse littéralement en découvrant la photo de St-Denys-Garneau sur ma commode. Huguette en rajoute :
- C’est qui ce beau jeune homme ?
- Un poète québécois…lui dis-je
- Depuis quand tu t’intéresses à la poésie, toi ? me demande Charline avec un air moqueur.
- Mais il ressemble bein à Jean-François, c’est drôle hein ! rajoute Huguette que j’aurais précipitée par la fenêtre plutôt que de la voir dévoiler en toute innocence un secret que je voulais garder pour moi. Sophie intervient fort à propos, car je ne savais plus quoi dire, pour raconter qu’elle m’avait fait lire Anne Hébert et St-Denys-Garneau qu’elle considérait comme deux des plus grands poètes québécois et que j’avais préféré St-Denys-Garneau. En fait, j’avais trouvé cette photo fort belle, mais sa poésie bien difficile à encaisser, trop noir, trop obscur.
- Martin qui s’intéresse à la poésie, on aura tout vu.. Tu m’épateras toujours, mon gros parfait !
- Merci pour le gros…!
- Mon beau parfait, c’est-y mieux de même ? ajoute-t-elle en s’appuyant lourdement sur la commode, un peu étourdie par l’effort qu’elle venait de faire pour s’emmitoufler dans son long, long, long foulard rouge.
- Merci !
Tout le monde se précipite vers la porte, les bises fusent, mais je me contente d’échanger une poignée de mains avec Jean-François. Tous descendent avec précaution le long escalier tordu que des petites plaques de glace ornent ici et là. Même Sophie a décidé de rentrer chez elle immédiatement pour cuver son vin. Je referme la porte et je ne sais plus quoi penser. Comment interpréter cette soirée ? Ce touché furtif, puis insistant, mais qui ne suscitait aucune réaction concrète de sa part : est-ce que cela peut s’interpréter comme un signe positif ? Je m’occupe à ranger tout en tentant de me convaincre que tout ira bien entre nous, mais je ne peux que constater que je n’ai ni son adresse, ni son téléphone. Caroline demeure le seul lien entre nous. Je ferme une à une les multiples lumières de l’appartement et me rend dans ma chambre. Je suis alors foudroyé. Au pied du lit, un foulard bleu dépasse de sous la douillette qui recouvre ma boîte-matelas. Le foulard bleu que Jean-François portait en arrivant ce soir. Voilà le truc qu’il avait trouvé pour reprendre contact avec moi. Hourra ! J’étais aussi fou que le Capitaine Haddock découvrant une réserve de whisky en plein cœur de l’Himalaya dans Tintin au Tibet ! Je hurlais de joie, je trépignais d’un bout à l’autre du long corridor de mon logis. Suffisait d’attendre qu’il réclame son écharpe. Je me suis alors engagé dans une longue nuit blanche… qui devait s’éterniser.
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Temps doux-amer...

Envoyé par Lexilé en date du 16 décembre 2000 à 20h21 en réponse à Soir d'espoir. (reçu de Lexilé le 13 décembre 2000 à 18h14).

(source "http://www.beagleboys.com.au/phone.1.jpg")


Onze heures de l’avant-midi. Le téléphone me tire violemment du lit. Je bondis vers mon bureau, la bouche pâteuse, courbaturé, mais l’esprit survolté : Jean-François ! Jean-François me téléphone pour… pour récupérer son… pour moi ! J’ouvre le combiné qui m’échappe quasiment des mains.
- Allô ! Allô!
- Martin ?
J’hésite, je ne reconnais pas la voix, sa voix !
- Ouais, ouais… dis-je pâteusement.
- C’est Huguette ! Tu dormais-tu ?
Huguette ! J’avais quasiment le goût de lui raccrocher la ligne au nez.
- Ouais ! Je dormais, j’ai eu bein du mal à m’endormir hier soir.
- Moé aussi ! Pis j’ai passé proche de t’appeler hier soir en arrivant chez-nous, mais j’me sus dit que ça pouvait attendre à matin. J’aurais même dû attendre après-midi, hein ?
- Ça va dépendre de quoi il s’agit ?
- J’ai perdu mon foulard chez-vous, je l’ai oublié, j’veux dire..
J’avais le goût de l’étrangler avec son foulard, de lui dire : T’aurais jamais dû m’appeler christ!
- Ouen ! Je l’ai trouvé au pied du lit après votre départ en fou.
- On était pas mal tous ronds, hein. Ça été un maudit beau party !
- Ça ma fait plaisir d’entendre ça, Huguette. Je vais te rapporter ton foulard à l’université lundi. Là, j’vas me recoucher. OK ?
- Tu serais bein fin ! Va te recoucher pour finir tes beaux rêves. Bye.
Elle venait de me les fracasser en mille miettes mes beaux rêves, les plus beaux, ceux que l’on se construit soi-même, bien réveillé, sans hasard, ni intervention de l’inconscient. Ceux qui semblent les plus plausibles de se réaliser, de se matérialiser, parce qu’on peut les édifier, les modifier, les transformer, les détruire, au fur et à mesure que le besoin s’en fait sentir, selon le goût du jour, de l’heure, de l’instant même.

J’ai refermé lourdement l’appareil téléphonique pour me réfugier sous ma tonne de catalognes et ma courtepointe à pointes de diamant, verte et blanche : vert pour l’espoir, blanc pour la désillusion. Chou blanc !

Journal du lundi 16 janvier

Toujours aussi fou, Martin ! J’attends ! Je l’attends ! Sophie, l’inestimable Sophie, veut me protéger contre les coups durs. Elle veut me rassurer, mais je n’ai pas peur : j’ai mal. J’ai mal aux tripes rien qu’à l’idée que je pourrais ne plus le revoir à cause d’un geste fou, d’un geste accidentel. Menteur ! Il n’y avait aucune maladresse dans ce genou balladeur. Un geste prématuré ? Sans plus. Maladroit ? Oui, j’ai été maladroit. Jean-François est sans doute reparti troublé. Outragé ? Sophie ne sait rien de tout ce petit jeu malhabile. Elle croit qu’une amitié sera possible. Mais je ne veux pas l’ami ! Je veux l’amant ! Il n’est pas là et ne sera sans doute jamais là. Encore un échec maladroit. Prend ce qui passe, Martin, le reste viendra plus tard. Attendre, attendre, encore et encore, que le sort nous replace face à face, genou à genou… Jean-François ! Viens vers moi !. Je t’aime !


Journal, mardi 17 janvier

Ma folie douce s’estompe. Mon trouble s’effiloche avec le temps. Je pense encore à lui, je fais des plans, des scénarios, des rêves éveillés, mais de moins en moins souvent. Peu à peu, l’espoir s’inscrit au fond de moi, derrière tout le quotidien, le reste. Nos retrouvailles seront-elles heureuses ou dramatiques ? Caroline sera-telle une alliée ou un obstacle ? Sophie me dit qu’elle lui a confié hier qu’elle avait eu une liaison avec lui l’automne dernier, mais que le tout s’était conclu avant les Fêtes et qu’elle n’avait jamais su pourquoi il avait choisi de rompre et de ne lui offrir que son amitié. Espoir ! Espoir ! Mais il suffirait que Caroline se fâche avec moi pour que je ne puisse plus entrer en contact avec lui ! Sauf s’il désirait lui-même établir ce contact ? Je rêve, je rêve encore. Depuis une semaine, depuis que je l’ai déniché au fond de son bureau de recherche, je suis comme dans un rêve. Depuis, j’ai un baume d’amour sur le cœur, l’esprit au vent, l’âme déchirée par le désir et par le besoin de le séduire. Jean-François sera-t-il un nouvel échec, comme les autres ? Comme Jean-Claude, Jean-Louis et Jean-Marie ? Un homme en chasse un autre. Quand s’arrêtera donc la ronde ?


Journal 19 janvier en matinée

Fabienne chante : "As-tu le goût d'entendre mille choses tendres ? Ton coeur est en prison ?" Ce matin, je me sens mieux. J'attends avec plus de sérénité. J'ai toutefois peur de me tromper. Je me refuse à accepter l'amour de Jean-Marie qui tente de revenir vers moi, lui que j'ai aimé, que j'aime encore, mais qui doit partir d'ici peu pour la douce France de son enfance. Deux ans de service militaire. Impossible ! Impossible d'imaginer que nous puissions nous engager l'un envers l'autre. Profiter du présent, des quelques semaines ou mois qui restent avant son départ ? Mais j'aurais l'impression de tromper Jean-François. Peut-être hésite-t-il à faire les premiers pas ? Comment lui dire : "Je t'attendais.." si je maintiens mon lien avec Jean-Marie ?

Journal 19 janvier. Début de soirée.

Jean-Marie et sa meilleure amie, Francine, viennent de partir. Sophie les avait précédé pour m'annoncer que Caroline organise une soirée Scrabble samedi. Elle m'aurait promis le ciel, que je n'aurais pas été plus heureux. Jean-François sera certainement là selon elle. Je dormirai mieux ce soir. Une lueur au bout du tunnel ou du moins un peu d'espoir ; de quoi faire vivre un homme bref.

Je sais que je risque gros. Déception ? Jean-Marie est reparti déçu ce soir. Je n'ai rien fais pour le retenir, pour l'attirer vers moi. Je ne pensais qu'à ma troisième rencontre avec Jean-François. Je me suis senti coupable. Mais coupable de quoi ? De le tromper avec Jean-Marie ? Comment peut-on tromper un homme qui n'est qu'un rêve ? Colon ! J'aurais dû ménager Jean-Marie. Mais m'a-t-il ménagé lui ? Non ! Je n'ai nullement le goût de me venger. La seule issue qu'il a trouvé pour échapper à son ex, c'est de repartir en France en me disant que nous pourrions reprendre, peut-être, à son retour ? Je dis tout cela, et si Jean-Marie voulait vraiment de moi, s'il l'exprimait clairement, je ne saurais lui dire non. Jean-Marie, c'est du potentiel réel. Je sais que Jean-François n'est qu'un rêve, un prince charmant, un héros de cinéma. Le pire, c'est qu'au bout du compte je risque gros. Un jeu dangereux : je risque de me retrouver encore tout seul pour jouer...

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Poing au coeur

Envoyé par Lexilé en date du 03 janvier 2001 à 12h54 en réponse à Temps doux-amer... (reçu de Lexilé le 16 décembre 2000 à 20h21).

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Journal 25 janvier


Jean-François n’aime pas le scrabble. Il n’a pas accepté l’invitation de Caroline. Je me suis retrouvé, un peu déboussolé, en compagnie de Sophie, Caroline, Bernard et Huguette. Je garde espoir d’établir un lien, mais il n’est plus omniprésent en moi. Je me dois de demeurer ouvert à d’autres possibilités. Sur le chemin du retour, un beau grand blond, affublé d’un chandail rose évocateur, m’a lancé d’ardents regards dans le métro. J’avais encore l’impression de tromper Jean-François. Tromper qui ? Tromper quoi ? Un reflet, une brume matinale, une buée sur la fenêtre ? En fait, ce n’est que ça mon coup de cœur pour lui : un coup de chaleur, infernal certes, mais passager.

27 janvier

Deux jours de travail intensif. J’ai repris contact avec la vie. Jean-Marie ne se manifeste plus. À l’université, je renoue avec la cruise, sans me sentir trop coupable. Je suis de nouveau disponible, prêt à vivre un amour, un lien charnel, une partie de plaisir, sans me sentir déchiré par le remord, la peur de trahir l’Autre. J’ai même rêvé d’un baiser fou sous l’oranger de l’atrium avec un splendide noir, finement découpé, qui me retournait mes regards chaleureux. Finalement, c’est un petit blond, moustachu, aux yeux bleus, qui m’a donné les plus vifs émois. Une pâle copie de Jean-François qui cependant réunissait ce qui peut faire palpiter mon cœur plutôt que mon sexe : douceur des traits du visage, yeux charmeurs, cheveux vieil or, corps délié... Je n’en sors pas !


2 février
« « Hein ! Armand ! Au départ qu’en t’arrive, c’est très français là-bas en France, Hein! Armand ? » » Chère Clémence ! Demain soir, en spectacle. Ce soir, le téléphone ne dérougit pas. Jean-Marie a brisé le silence. J'ai promis de passer le voir au Parchemin. Puis, j’ai eu la surprise de retrouver Will, un collègue anglophone de l’université - d'origine allemande toutefois - qui voulait m’inviter au cinéma. Je sais qu’il n’est pas gai, mais je l’aime bien car il fait toujours preuve d’une attention toute particulière pour ses amis ; il faut dire aussi qu'il est grand et mince, qu'il a des cheveux chatain clair, des traits fins, des yeux gris, très doux cachés derrière de petites lunettes cerclées d'or. Même chez nos amis, il y a des traits physiques auxquels on ne peut demeurer insensible.

Puis, c’est Caroline qui téléphone pour proposer un nouveau souper et en spécifiant bien que Jean-François et Ginette seront cette fois-là bel et bien de la partie. Bizarre cette insistance sur la participation de Jean-François ? Est-elle toujours intéressée par lui ? Aurait-elle deviné mon attirance pour son ex-amant ? Pourquoi multiplie-t-elle les occasions de rencontre ?

Me voilà reparti dans le rêve et la folie douce. Je veux mieux te connaître Jean-François, te conquérir, t’appartenir, mais surtout, surtout franchir ce voile qui nous sépare, sortir du rêve éveillé et vivre avec toi ou sans souffrir de ton absence. Je jouerai mon rôle jusqu’au bout. J’ignore si je tiendrai le coup, mais, s’il le faut, je jouerai encore du genou. Il faut que je lui révèle mon désir. Désir amoureux, amical ou simple désir sexuel, mais il faut que je trouve une sortie à ce calvaire. J’ignore ce que j’ai ? Je suis épuisé. J’ai un poing au cœur.
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passionnant .........

Envoyé par Lili en date du 14 décembre 2000 à 11h33 en réponse à Soir d'espoir. (reçu de Lexilé le 13 décembre 2000 à 18h14).
Salut,Lexile.......

Je ne peux m,empècher de venir te dire merci pour nous offrir une si belle ecriture.Crois-moi tu as décidemment beaucoup de talent pour t exprimer par
ecrit.Je me suis regaler a te lire.........


Lili.......
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Bien d'accord

Envoyé par Catou en date du 15 décembre 2000 à 09h54 en réponse à passionnant ......... (reçu de Lili le 14 décembre 2000 à 11h33).
Je suis bien d'accord avec toi Lili.

Lexilé nous fait un beau cadeau avec ce mini roman largement autobiographique, ce qui ne fait qu'en augmenter le charme ;-)

Vivement la suite!
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Oui, délicieux!

Envoyé par Solune en date du 15 décembre 2000 à 13h46 en réponse à Bien d'accord (reçu de Catou le 15 décembre 2000 à 09h54).
Cher Lexilé....tu as un talent fou. Je n'en décroche pas de ce roman, et j'attend la suite avec impatience si suite il y a!


Je suis admirative devant cette innocence de te laisser écrire tes mots sur un endroit public comme le web.

Continue à m'émerveiller!!!!

Solune
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Un pur délice oui !!!

Envoyé par Martine en date du 15 décembre 2000 à 16h12 en réponse à Oui, délicieux! (reçu de Solune le 15 décembre 2000 à 13h46).
Je suis entièrement d'accord avec toi Solune ;-)
Lexilé a un talent fou, il nous tient accroché à ses mots avec tout juste assez de suspens ce qui fait que l'on en redemande ;-)
On se délecte de la moindre phrase jusqu'à avoir l'impression d'être dans cette pièce et de vivre avec lui toute l'angoisse et la nervosité qui l'habitaient lors de cette rencontre.
Salutations ma belle

Lexilé...merci de nous faire part de cette tranche de ta vie....tu n'as jamais songé à publier ? Pas nécessairement ceci mais à écrire afin d'éventuellement être publié ?
Je te soupçonne d'avoir chez toi des tas de cahiers noircis au fil des ans de tes émotions, tes sentiments ou tout simplement racontant des événements de ta vie ou de celle de tes proches (parents et ami(e)s), est-ce que je me trompe ?

Au plaisir renouvelé de te lire
Martine
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Un gros merci à tous et mes excuses...

Envoyé par Lexilé en date du 15 décembre 2000 à 23h37 en réponse à Un pur délice oui !!! (reçu de Martine le 15 décembre 2000 à 16h12).
pour les fautes d'orthographe parfois grossières. Je vais voir avec le webmestre s'il ne me donnerait pas la chance de corriger mes pires fautes, car j'ai un peu honte d'avoir laissé passer de pareilles bourdes. Quant au talent d'écrivain, vous êtes trop généreux. Il y aurait beaucoup à revoir, ne serait-ce que les temps de verbe, l'équilibre du ton, mais je retravaillerai le tout un jour pour une version finale. J'aurais besoin d'un bon cours d'écriture de roman 101 !!

Je vais poursuivre pendant quelque temps mon petit récit qui ressasse en moi plein de souvenirs, les uns délicieux, les autres, vous l'avouerais-je, souffrants. Un exercice toujours intéressant à faire à la veille d'une nouvelle année.

On ne peut rien te cacher Martine:o) J'ai effectivement quelques dizaines de cahiers, mais de toutes les couleurs et grandeurs imaginables, dans lesquels j'ai tenu un journal depuis 1968. Rien de littéraire, que de l'écriture automatique, directe, spontanée, libératoire. J'ai là de quoi raconter des histoires pendant des lustres...;o) J'y ai toutefois rarement consacré des pages à raconter la vie des autres, si ce n'est lorsqu'ils sont directement impliqués dans la mienne. Leur histoire leur appartient...

La mienne, je vous la partage simplement pour jouir du doux plaisir de raconter et de recevoir vos appréciations. Merci encore. N'oubliez pas que ce récit est construit à partir de mon journal et de mes souvenirs, et que la réalité s'y trouve quelque peu assaisonnée de brins de fiction, ne serait-ce que pour brouiller certaines pistes...;o)
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