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Nouvelle

Envoyé par Ashuap en date du 18 octobre 1998 à 22h46
À l'avenir...

Surpris par une Morphée aux relens d'alcool, ils dorment tous. Mais elle ne m'a pas eu, malheureusement. Ils ne verront pas l'année, le siècle, le millénaire mourir. Peut-être que si finalement, le bruit les réveillera. Que dis-je ? Le bruit ! Aurais-je donc pris une décision ? Serais-je finalement si faible ? Ou le plus fort ?

Cette dernière journée de l'année 1999 était évidemment bien spéciale. J'imagine la fébrilité qui devait endiabler les gens, les rues, la ville, la Terre. Je dis " j'imagine " parce que mes amis et moi avions décidé de nous cloîtrer. Pour la journée. Histoire peut-être de nous prouver l'un l'autre l'importance de notre attachement. En cette date historique, nous préférions l'anodin. Le risque que nous prenions de manquer QUELQUE CHOSE ne prouvait-il pas justement quelque chose. Évidemment, les tendances plus intellectuelles que sentimentales de notre groupe nous obligeait à trouver meilleur mobile : le " commercialisme " et le " communisme ". En effet, cet événement avait été victime de mercantilisme rapace. C'était une dizaine de Noëls le même jour. Cachés, nous échapperions à la Bête. Et n'était-ce pas si commun de s'éclater dans les bars comme les autres ?

Peut-être pas amoureux, mais totalement seuls au monde.

Seuls au monde, rue Saint-Hubert ! Les bruits de la rue ne montaient pas jusqu'à nous puisque mon appartement ne donnait que sur une minuscule cours intérieure. Et heureusement mon seul voisin était sorti. Je n'ai d'ailleurs jamais craint qu'il ne soit là. Ce soir particulièment... Et de toute façon, le vendredi soir donne toujours lieu, de l'autre côté de cette fenêtre, à une tradition établie : la fuite. Fuite de la solitude matérielle vers celle, humaine, des bars - les clichés ont la vie dure, peut-être, mais ce n'est pas pour rien. Ou peut-être est-ce tout simplement " l'appel des bois " de l'étudiant citadin célibataire. Toujours est-il que le Plateau n'existait plus pour nous que par quelques klaxons en série, alourdis et joyeux. Peut-être nous sentions-nous à mille milles de toutes terres habités, mais un spectre ne daignait pas abdiquer, même pour une journée, une nuit. La réalité restait et nous dominait, implacable et désintéressée. Encore et toujours nous étions responsables.

Responsables.

Nous avions tous les quatre 22 ans - enfin, à plus ou moins un an - et nous étions connus à l'école secondaire. De notre bande, nous étions les seuls rescapés de l'exode des cerveaux de notre région natale ayant échoué à Montréal. Rescapés ici dans le sens de naufragés. Mais Joyeux Naufragés tout de même.

22 ans.

22 ans. Ne devrait-ce pas être l'âge de toutes les libertés ? Pas à l'aurore du premier millénaire. Pas pour nous. Il nous fallait toujours, encore et avant tout, demeurer responsables.

Notre jeunesse ne nous donnait pour possession que notre avenir. Et comme aujourd'hui, rien n'est gratuit - et tout est peut-être même plus cher qu'hier - même notre avenir doit se payer. Rien n'est plus à prendre à la légère. Donnons donc nos 20 ans puisque nous n'en faisons rien.

Pour cet avenir, ces avenirs, nous allons tous à l'université. Sans garantie d'emploi. Nous nous devons de payer l'assurance sans garantie de retour. Nous ne payons que pour l'intangible. Nous nous devons d'être sérieux, pour mettre toutes les chances de notre bord. Et toujours penser aux conséquences. Être raisonnables. Nous pouvons bien sûr nous permettre la folie de nous soûler ce soir. Mais c'est sans conséquence, nous serons de retour à l'école dans cinq jours, et au travail dans deux. Les études, indispensables, coûtent cher. Travailler pour survivre. Mais quelle place reste-t-il à l'irrationnel ? Les néolibéraux cartésiens auraient-ils gagné plus qu'on ne le croit ? Définitivement ? Bien sûr, tous ont leur lot d'ennuis. Sommes-nous des plaignards ? Plus que pour nous plaindre, nous sommes là aujourd'hui pour pleurer la mort de la jeunesse. Peut-être sera-ce un grand avancement de l'aube du nouveau millénaire : le passage direct de l'enfant à l'adulte. Ou un retour à la préhistoire. Obligés à rester toujours en éveil, il ne nous est plus possible de continuer à rêver les révolutions. Révolutionnaire un jour... clochard le soir. Et qu'est la jeunesse sans la volonté de changer les choses, ou sans une légèreté certaine ? Rien. Inutile.

" L'être humain n'a jamais été totalement libre. Son environnement a toujours été une restriction. La liberté, c'est d'ouvrir une barrière. C'est d'agrandir sa prison. Pour moi, par exemple, la liberté serait de ne plus avoir de dettes. Vous avez lu ces histoires d'ordinateurs qui pourraient boguer le premier janvier, demain, parce qu'ils vont prendre l'an 2000 pour l'an 0 ! Imaginez que, je ne sais pas moi, que toutes leurs données s'effacent. Imaginez, plus une dette. Toutes les possibilités qui s'offriraient à moi ! Une nouvelle liberté. "

La journée nous avait fui rapidement grâce à quelque jeu de société. Nous étions enfin le soir et avions passé à notre activité préférée : la philosophie inutile (cette inutilité-là, nous pouvions nous la permettre !) Le sujet se laisse deviner et Benoît avait entamé la discussion avec son habituel pessimisme sur la nature de l'homme. L'être humain n'aurait jamais été libre ! Voyons donc. Et puis ces...

" ...histoires d'ordinateurs qui oublient tout, aucun rapport. C'est impossible. Les Néo ne perdent jamais. Ils auraient des copies de sûreté.
-T'es ben plate. Laisse-moi donc rêver.
-Ben oui Fred, qu'est-ce qui te prend à soir ? Tu peux ben dire qu'on peut même pus rêver ! C'est rendu toi qui nous en empêche.
-Excusez-moi. J'suis un peu fatigué pis Ben m'a énarvé avec ses histoires négatives sur l'absence de liberté de l'humain. Pis j'ai argumenté n'importe quoi juste pour le contredire. Promis, j'vais faire attention.
-Tsé, c'est pas en faisant ça qu'on peut discuter.
-Ehh. Tu m'apprends ça toé. J'ai dit que je m'excusais. Pas besoin de me faire de la morale à deux cennes.
-Calme-toé les nefs Fred. Julie a juste dit ça pour t'agacer.

-Je sais pas ce que j'ai à soir. J'suis super fatigué. De toute. Vous pouvez continuer. J'vas prendre quelque minutes pour être correct. Tiens, vas-y Julie.
-Ok. J'suis pas d'accord avec toi Ben. Mais je te respecte. C'est important le respect, hein Fred. (...) T'as un beau sourire ! Un peu en coin, mais super beau. J'arrête, j'arrête. Je reviens sérieuse. J'suis plus d'accord avec la philosophie de Fred. La liberté est possible en même temps qu'impossible. Elle est possible en théorie. Mais impossible pour nous. Ben dit qu'il n'y en a jamais eu. Je crois qu'au contraire, la liberté que nous, nous recherchons, a déjà été possédée, oui possédée !, par les humains. Par exemple, les babyboomers. Eux, ils pouvaient faire ce qu'ils voulaient de leur jeunesse. Ils savaient que quand ils en auraient assez de ce type de liberté (que nous recherchons aujourd'hui, j'insiste), ils pourraient trouver facilement du travail et avoir une vie normale. C'est impossible pour nous. Mais il faut admettre qu'elle est impossible parce que nous avons attendons un minimum de l'avenir.
-C'est vrai qu'on attend un minimum. Mais je crois que c'est le propre de l'homme de vouloir avoir le meilleur sort possible. En passant, j'suis très content de voir que tu partages mon point de vue.
-D'un autre côté, le meilleur sort possible est synonyme de grand pouvoir de consommation. Peut-être qu'on veut un minimum parce que la société nous a assimilé. On est l'enfant de notre temps.
-C'est vrai, mais l'absence de liberté est elle-même due à notre société. C'est normal que ses causes le soient aussi. Pour être libre, il faudrait tout abandonner. Devenir révolutionnaire...
-Et se condamner à finir déçu et déchu.
-Exact. Le prix est trop grand.
-Mais si on le faisait quand même. Demain, y'a un millénaire qui commence. Pourquoi pas en faire un jour de renouveau ?
-Ouais. Y'a plein de réponses à ton pourquoi mais on pourrait le faire quand même. Ça serait le summum de l'irrationalité. Qu'est-ce t'en pense Ben.

-Vraiment hot. On le fait. Pis toi Phil, qu'est-ce t'en pense ? T'as pas encore parlé à soir.
-Vous avez trop bu. Vous dites n'importe quoi. Vous le ferez jamais. Après demain Fred, tu vas retourner travailler dans ton magasin. Pis dans une semaine, tu vas retourner à l'école. Tes chers HEC. Julie, toé tu vas faire tripper ta mère de même en arrêtant la médecine ? Fais-moi accroire. Pis toé Ben, tu vas lâcher la pharmacie ? Tu t'éloigneras jamais de tes pilules. Vous êtes trop lâches, pis vous le savez.
-Laisse-nous donc rêver Phil. Pis t'es pas oubligé de nous insulter. J'y dois toute à ma mère. C'est elle qui se prive pour payer mes études. C'est vrai que j'y ferais pas ça. Mais c'est pas une raison de m'insulter. On rêvait.
-Ça sert à rien ce que vous dites. Juste des mots. Des pseudo-intellectuels ! À quoi ça sert que vous existiez ? Vous servez à rien. Les mots ça sert à rien.
-Si t'es si fin...
-Moi, je l'sais quoi faire. Je l'sais ce que je suis capable. Ce que j'sais pas, c'est qu'est-ce que je fais avec vous-autres.
-Pis c'est quoi que tu vas faire ?
-La vraie liberté, c'est l'indépendance matérielle et spirituelle totale. Pis y'a juste un moyen pour acquérir cette indépendance-là. "

Nous avions bu, oui. Mais nos esprits étaient encore assez clairs pour l'appréhension. Nos interrogations n'eurent pas à souffrir longtemps la vide attente. Phil sortit l'arme. C'était un... un... genre de pistolet. Je ne m'y connais pas en armes ! Qu'importe, nous étions sidérés. Phil avait toujours été le plus fort d'entre nous. Mais en serait-il vraiment capable ? Il pointa l'arme sur sa tempe. Il nous commanda de fermer nos yeux. Nous exécutâmes. Nous aurions pu essayé de le convaincre. Nous aurions pu... Mais nous exécutâmes. Nous étions aussi faibles qu'il l'avait dit.

Nos oreilles se préparaient à accueillir le tonnerre. Mon cœur ne battait plus, j'en suis sûr. Clic.

Mon cœur reprit son pompage, plus rapidement que jamais mais soulagé. Un simple clic.

Phil ne nous regardait pas, honteux. Il n'avait pas su aller jusqu'au bout... après tout ce qu'il venait de nous dire. Nous n'osions parler, inciser le silence. Comment l'aurions-nous pu sans blesser l'amour-propre de celui d'entre nous qui avait toujours été le plus fort ? Notre ami. Il ferma les yeux un bref instant alors qu'un léger tressaillement secoua son corps. Il redevenait maître de lui-même. Il reprenait force. Il nous sortirait de ce moment affreux d'embarras.

" C'était une blague. Je vous ai bien eu. Mais j'ai quand même pour vous la solution. La liberté est possible. À peu d'efforts. Vous n'avez qu'à dormir. Vos rêves vous libérerons. Et ce soir plus que jamais puisque vous serez libres jusqu'au prochain millénaire. Imaginez, jusqu'au prochain millénaire... "

Une éternité s'écoula. Deux secondes. Julie éclata la première. Et le rire se généralisa. Rires bénéfiques puisque effaceurs. Ce n'était pas une blague. Nous le savions tous. Il avait manqué de courage. Mais c'était du passé, maintenant. Il vivrait comme nous prisonnier. Il en sera capable, il est fort. Moi, je ne sais pas. Je ne sais plus. Je crois qu'il avait raison. Mais je ne suis pas assez fort. Trop faible. Trop faible.

Nous trinquâmes. Et retrinquâmes.

Dans quinze minutes, il sera minuit. Et surpris par une Morphée aux relens d'alcool, ils dorment tous.

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Merci! Ashuap

Envoyé par Cocteau en date du 18 octobre 1998 à 23h49 en réponse à Nouvelle (reçu de Ashuap le 18 octobre 1998 à 22h46).
et bonne nuit à vous tous!
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